Rédiger une bonne histoire, à la Emmanuel Faber (ex patron de Danone)
Comment délivrer à l’oral une histoire à fort impact émotionnel ?
Cela repose en grande partie sur sa structure : il faut des fondations et une charpente solides. Démonstration par l’exemple, celui d’un discours d’Emmanuel Faber, ancien patron de Danone.
Antonio Damasio, neurologue portugais, réalise en 1994 une expérience en 1994 durant laquelle il étudie des patients souffrant de lésions cérébrales. Ces patients conservent toutes leurs capacités intellectuelles, mais perdent celle de ressentir des émotions. Ils devraient donc être des homo rationalis parfaits.
Or, quel est le constat de Damasio ?
Ces personnes n’arrivent en réalité plus à faire de choix logiques ni à organiser leur quotidien. La preuve est là : vouloir séparer raison et émotion est illusoire. Pour gagner l’adhésion d’un auditoire, on ne peut donc pas s’adresser à sa seule raison, au moyen d’arguments factuels ou chiffrés. L’impact émotionnel est essentiel dans toute prise de parole en public. Et raconter une histoire est le vecteur parfait pour susciter des émotions.
Un schéma narratif à la Pixar
Mais encore faut-il que cette histoire soit bien ficelée. Empruntons ici un schéma d’écriture utilisé par les studios Pixar, et démocratisé par l’autrice américaine Emma Coats. Dans leurs films, démontre-t-elle, les scénaristes de Pixar utilisent un même schéma, très efficace :
• « Il était une fois… » : introduire un cadre spatio-temporel et un héros.
• « Tous les jours + imparfait… » : décrire la routine du héros.
• « Mais un jour + passé simple… » : introduire un événement perturbateur.
• « C’est pour cette raison que… » : le héros lutte, progresse, et se transforme peu à peu.
• « Finalement/enfin… » : prendre du recul par rapport à l’histoire, pour inciter le passage à l’action de votre audience.
Ce schéma, on le retrouve à quelques nuances près dans un discours émouvant, prononcé en 2016 par Emmanuel Faber, alors directeur général de Danone, devant les nouveaux diplômés de HEC. Invité en tant qu’alumni, son but est alors de les convaincre de penser l’économie comme inséparable de la justice sociale. À travers son intervention, Emmanuel Faber veut les inciter à fonder ou rejoindre des entreprises à impact positif, qui ne servent pas uniquement la croissance pour la croissance.
Étape 1. Plantez le décor
Une bonne histoire commence par dresser un cadre spatio-temporel et présenter les personnages. Emmanuel Faber attaque ainsi :J’ai décidé de vous parler de quelqu’un qui est né vingt ans avant vous, en 1965 à Grenoble. C’est un petit garçon qui a eu une vie très pleine, une adolescence plus compliquée, turbulente. Un petit garçon qui a fait une fugue. Un petit garçon qui a trouvé un petit boulot comme ouvrier dans les travaux publics dans les Alpes, travaillant l’hiver au bord des routes.
S’ensuit, comme chez Pixar, une présentation de la vie du héros, avant que ne survienne l’élément perturbateur, qu’Emmanuel Faber appelle “un accident” : ce héros est interné en hôpital psychiatrique.
Étape 2. Faites voyager vos héros
Le héros d’Emmanuel Faber enchaîne ensuite les péripéties : petits boulots, déménagement, retour à l’hôpital. On assiste à sa transformation : Il est devenu l’ami de ceux qui se lèvent très tôt le matin, car il ne dormait pas la nuit à cause de sa maladie. Il est devenu l’ami des éboueurs qui passent à 4 h du matin en leur préparant des thermos de café.
Contemplatif, il entre en communion avec la nature : L’après-midi, il allait près d’un torrent, il m’appelait et il me laissait un message téléphonique tous les jours avec juste le chant de la fontaine. Moi, j’étais dans mon bureau ou de l’autre côté de la planète, à Shanghai, à Barcelone, au Mexique. Mais j’avais toujours cette petite voix une fois par jour, qui me rappelait d’où je venais. Une nuit, quelques heures après que je l’ai laissé pour aller grimper en montagne, il est mort, emporté par sa maladie. C’était mon frère.
Comme dans le schéma de Pixar, le héros a lutté, progressé, s’est transformé. Mais on comprend alors qu’il a également transformé son frère, Emmanuel : Il m’a fallu apprendre à passer des nuits à le chercher dans les villes. Apprendre le milieu des hôpitaux psychiatriques. Apprendre à parler le langage des fous pour ne pas perdre le dialogue. Découvrir la beauté de ce langage. Découvrir que la normalité, ça enferme beaucoup. Découvrir la beauté de l’altérité.
Étape 3 : Dézoomez pour inspirer
Pour conclure le récit, il est essentiel d’en extraire une inspiration. Au cours de cette étape, prenez du recul.
Pourquoi avoir choisi cette histoire ? Qu’est-ce que l’audience doit en retenir ?
Emmanuel Faber est convaincu qu’il faut changer la façon d’entreprendre. Pour lui, s’ouvrir à l’altérité, c’est aussi repenser les entreprises pour qu’elles deviennent « régénératives ». Autrement dit, il faut remettre la nature, le vivant et l’humain au cœur des systèmes : Tout ça a nourri une chose, c’est que désormais, après toutes ces décennies de croissance, l’enjeu de l’économie, l’enjeu de la globalisation, c’est la justice sociale. Sans justice sociale, il n’y aura plus d’économie. Et cet appel à la justice sociale a désormais un visage, celui de son frère.
Ce n’est pas un hasard si ce discours est devenu viral, avec plus de 500 000 vues en quelques jours. Ce jour-là, Emmanuel Faber a su mettre une histoire et l’émotion qu’elle provoque au service d’une cause. Et, pour parler de lui, il a habilement choisi de parler d’un autre : quel meilleur moyen de glorifier l’altérité ?
À vous, maintenant, de construire vos récits, pour défendre vos propres causes, petites comme grandes : convaincre un talent de rejoindre votre entreprise, une entreprise de signer un contrat, un particulier de s’inscrire à votre newsletter, ou les inciter tous à agir pour changer la société.
Des histoires se cachent partout. Et si, par pudeur, vous ne souhaitez pas parler de vous, il vous reste celles de vos partenaires, mentors, amis…
Alors, dans les temps prochains, qu’allez-vous raconter pour susciter l’émotion de votre audience et la convaincre de vous suivre ?
Vous retrouverez ces lignes dans mon dernier article écrit pour lemagazine Odyssées. de LiveMentor. Odyssées c’est le fabuleux premier magazine français pour entrepreneurs. Si vous avez apprécié cet article, je vous le recommande de vous abonner pour lire toutes les autres chroniques, sa lecture est un shoot d’énergie sans effet secondaire.